Promenade avec vue
par Virginie Retornaz

Un atelier avec vue sur le Rhône, ça ne laisse pas indifférent. Lise Roussel a installé sa table de travail de façon à plonger le regard dans les ondulations du Rhône et le balancement des roseaux qui parsèment le rivage. Les remous de l’eau, tantôt d’un vert profond, tantôt d’un noir épais, selon la météo, et le mouvement de ces hautes tiges souples, l’ont bercée jusqu’à l’entêtement tout au long de sa résidence de février à avril 2019.

Durant son séjour à Moly-Sabata, passant du cycle de l’hiver au cycle du printemps, Lise a marché le long de ces rives, observant les mouvements du fleuve, rapportant de ses promenades des brassées de roseaux. De la fenêtre de son atelier, elle a vu monter et descendre la lune, se lever et se coucher le soleil, au-dessus du fleuve : les astres l’ont emportée dans leur rotation, lui inspirant des lignes courbes et les formats ronds des tondos.

Il y a eu aussi la rencontre avec Jean-Jacques Dubernard, qui a ouvert à Lise Roussel les portes de la poterie des Chals, à Roussillon. Avec la terre, Lise a trouvé une nouvelle alliée à sa peinture, comme pour la renforcer, la soutenir, tel le roseau face au vent. Des formes circulaires en bois sont enchâssées dans un plateau en terre cuite, traité à l’engobe. Ces tondos, de l’italien rotondo (format rond connaissant son apogée durant la Renaissance), accueillent les motifs qui caractérisent la peinture de Lise Roussel : tracés libres ou géométriques, collages et pochoirs s’assemblent en de souples compositions gleiziennes, rappelant la fluidité de l’eau, la flexibilité des roseaux.

Et là, devant la fenêtre du pavillon, il y a cette plage avec toujours la vue sur le Rhône, quasiment identique à celle de l’atelier. Et les roseaux jaillissent de la terre, cuite celle-ci, comme ceux jaillissant des alluvions juste en face.
Ce mouvement de lévitation puis de glissement de la fenêtre vers la rive naturelle qui s’étend au-dehors n’est pas sans rappeler le mascaret, ce phénomène naturel propre aux eaux fluviales, régi par la Lune. La peinture de Lise Roussel, avec ses vagues en apparence tranquilles, serait-elle sous influence de la Lune ?

Passages
par Jean-Emmanuel Denave

La peinture diluée coule, bifurque, hachure l’espace, s’épaissit sur elle-même ou se superpose en transparence sur d’autres couches, les couleurs jouent entre elles, s’harmonisent peu ou prou en une sorte de ballet sombre ou bien vif… La peinture de Lise Roussel semble vivre toute seule, déployer son propre jeu plastique autonome.

Depuis la modernité, de nombreux artistes ont tordu le cou à toute tentative picturale de représentation ou d’expression. Mais comment éviter, dès lors, que la peinture ne cède à son propre narcissisme : formalisme, esthétique décorative, art pour l’art ? À propos des frères Geer et Bram Van Velde, Samuel Beckett lançait en 1948 cette hypothèse : « Car que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ? Il reste à représenter les conditions de cette représentation… Est peint ce qui empêche de peindre. » Si certaines œuvres de Lise Roussel résonnent visuellement avec l’univers de Bram Van Velde, si l’empêchement semble parfois l’une des dimensions, une difficulté aussi, de ses peintures, la réponse qu’elle apporte à notre question (celle du narcissisme pictural) est différente. Résumons-la d’emblée par ces quelques termes : passage, mouvement, cheminement.

Une figure célèbre de topologie, le ruban de Möbius, nous aidera peut-être à comprendre comment s’effectuent passage et mouvement dans les peintures de Lise Roussel. Ce fameux ruban ne possède qu’une seule face contrairement au ruban classique qui en présente deux.
Tout se passe ici sur une seule et même surface. Il n’y a rien à l’envers des papiers peints ou collés de Lise Roussel : nulle signification précise, nul affect déterminé, nulle représentation affirmée… Ou, pour être encore plus précis : dans le trajet du doigt sur le ruban de Möbius, comme celui du pinceau sur le papier, l’envers prolonge et se confond avec l’avers dans un continuum spatial, dans un basculement insensible, imperceptible.
Cet envers, c’est notamment la projection du « regardeur », son imagination, sa quête vaille que vaille de formes vaguement reconnaissables. C’est aussi la suggestion de l’artiste elle-même, en quelques traits, d’habitations, d’architectures, d’un espace plus ou moins structuré. Et notre regard, alors, ne cesse d’entrer dans des lieux suggérés, de commencer à s’y « loger » de manière imaginaire pour « retomber » très vite dans la matière picturale elle-même : charpente de traits « purs » et murs de couleurs. Derechef, la peinture emmène alors notre regard ailleurs, ouvre un autre espace, et ainsi de suite…

Où nous trouvons-nous alors dans une peinture de Lise Roussel ? Dans quel lieu paradoxal et un peu fou ? Peut-être dans une situation analogue à celle du narrateur du roman L’Innomable de Samuel Beckett : « …c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre… ». Ni dedans (la matière) ni dehors (l’architecture), ou, aussi bien, et dedans et dehors. Alternativement dans l’un et dans l’autre lorsque notre regard chemine de traits en traces d’architectures, d’effacements en trouées d’espaces, de plissements picturaux en suggestions de paysages.

« Au commencement, écrit Jean-Luc Nancy dans Le Plaisir au dessin, il y a la division : le trait qui sépare et qui rend l’espace visible, sinon lisible. C’est la trace d’un mouvement qui ouvre une différence des lieux et qui l’inscrit avec son rythme, son allure : une ligne, c’est-à-dire une incision, un écartement, un élan et une échappée. »
Dessin et peinture ouvrent instantanément des lieux, tracent des cheminements, des « paysages picturaux » comme le dit Lise Roussel. Mais l’artiste les fait glisser au-delà, ouvre leur intériorité à un dehors possible, met sous tension un entre-deux : entre paysage proprement pictural et paysage réel ou mental. Elle nous invite à un singulier voyage de plan en plan, de trouée en trouée, de rythme plastique en rythme plastique vers un lieu qui n’a d’autre existence que le mouvement même de la peinture. Nous pensions passer de l’autre côté, mais le ruban de Möbius nous ramène, si ce n’est au point de départ, en tout cas à la matérialité du papier et du tracé. Alors, un tour pour rien ? Une échappée vers l’imaginaire et la projection mentale pour nous retrouver soudain sur la terre ferme de la désillusion ?       Lise Roussel tente au contraire, pensons-nous, de réduire le plus possible la part d’imaginaire, de barrer ou brouiller les pistes de la suggestion trop explicite… Elle joue évidemment avec ces éléments de la « ressemblance », elle les convoque même pour en interroger la résistance, en faire éclater les réflexes visuels qui leur sont attachés depuis des siècles de représentation et de perspective normatifs.

L’artiste voue dans ses œuvres une confiance totale dans la peinture et ses capacités à nous attirer dans son propre mouvement, à nous mettre nous-mêmes en mouvement, à déplacer notre regard sans but, sans origine ni finalité, à attiser nos sensations et notre désir vers un pur ailleurs. Chaque peinture constitue un devenir, un passage, un entre-deux. Lise Roussel ne peint pas l’impossibilité de peindre, mais au contraire les possibilités de peindre, les potentialités architectoniques et kinesthésiques de la peinture.

La peinture est toujours neuve
par Jean-Louis Roux

Derrière chaque coup de pinceau, il y a un geste. Comme derrière chaque peinture, il y a un peintre. Le peintre ne se cache pas, il ne le peut pas, puisque c’est son corps qui donne corps à la peinture. Les coups de brosse de Lise Roussel sont visibles, lisibles, identifiables immédiatement. On suit le geste, le glissement des poils chargés de couleur sur la feuille de papier. C’est comme une trace, une empreinte, un vestige définitif du passage fugitif de la main. La peinture est un acte, avant que d’être une image. L’image, étymologiquement, c’est l’effigie des morts. L’image est un fantôme de la réalité.

Le paysage est une invention des peintres. C’est le nom qu’ils donnèrent, à partir du XVIe siècle, aux morceaux de nature idéalisée qu’ils représentaient sur leurs tableaux. Si Lise Roussel peint des paysages, c’est au sens initial de ce mot-là. Montagnes, lacs, bords de mer et silhouettes d’architecture : c’est notre mémoire des choses, notre expérience du monde, qui nous pousse à interpréter presque mécaniquement ces peintures comme des paysages. En vérité, chez Lise Roussel, la peinture est inaugurale : geste fondateur prolongé par de la couleur. De ce recouvrement du papier par de la peinture naissent des formes vagues, que l’artiste appuie évasivement, allusivement.

Dans la frénésie des couleurs, la dilapidation des tons, des profondeurs se creusent et des plans s’étagent, bâtissant peu à peu des paysages « automatiques », vision d’un monde fantasmatique. On imagine la concentration de Lise Roussel, sa tension de tous les instants, attentive à la montée des couleurs et à leur organisation progressive. Et c’est miracle, que cette peinture – dénuée de tout illusionnisme, de toute velléité même de figuration – donne lieu à des lieux ! Cela paraît enfantin ; et c’est l’enfance de l’art en effet. L’acte de peindre est pure poésie. L’acte précède le sens. Le sens ne vient que par surcroît. Le sens est en retard sur l’acte : il se contente de le consacrer. Il le justifie postérieurement. La vérité, c’est qu’ici, la peinture se suffit à elle-même.